Kisshomaru
Ueshiba
Doshu de l'Aïkido
Stanley
PRANIN - Aikido Journal
Aiki News #81 (Juillet 1989)
Traduction française: Ludwig Neveu.
Reproduit ici avec l'aimable autorisation de Monsieur Stanley Pranin
- Aikido Journal © .
L'ancêtre de l'actuel Aikikai Hombu, le
Kobukan Dojo d'avant-guerre, était connu sous le nom de
"Dojo de l'Enfer" et produisit certaines des figures
les plus importantes de l'histoire de l'aïkido. Cependant,
très peu sont ceux qui ont une connaissance détaillée de
ces temps pittoresques. Dans ce numéro, nous interviewons
l'actuel Doshu Kisshomaru Ueshiba, certainement le témoin le
mieux informé de l'histoire de l'aïkido, et nous lui
demandons de nous parler des ushideshi de cette époque.
Il nous semble
que beaucoup des ushideshi (étudiants internes) de l'époque
du Kobukan avant la guerre sont aujourd'hui décédés.
Il n'y en avait pas autant que ce que nous avons tendance à
penser actuellement. Les gens qui restent de ce temps-là
disent tous que les choses étaient mieux avant. Pourtant, je
pense que l'âge d'or de l'aïkido c'est aujourd'hui et que
cet art continuera de se développer à l'avenir. Au temps de
mon père l'école était un dojo local et il y avait une
limite à ce que nous pouvions faire. Mon père n'était pas
le genre de personne à faire fonctionner une organisation. En
revanche, il fit des visites régulières à Osaka, bien qu'il
dirigeât un dojo local, et il fut actif à très grande
échelle. Mais dans le sens de la diffusion de l'art auprès
du grand public on ne peut pas considérer cette époque comme
un "âge d'or". Si j'ai en effet décrit cette
période comme un "âge d'or" dans mon livre
intitulé "Aïkido" [édité en 1957 par Kowado
Publications] c'est que j'avais une raison de le faire. En ce
temps-là, avant la guerre, l'aïkido n'était pas très
connu, et n'avait de succès que dans quelques endroits
précis, en comparaison avec l'époque d'après-guerre. Je
voulais que les lecteurs sachent que beaucoup de gens
importants s'entraînaient à cette période, et c'est dans ce
sens que j'ai utilisé ce terme. Pourtant je dis toujours
qu'aujourd'hui les gens pratiquent plus que jamais. Il y avait
des gens très talentueux parmi les anciens mais leur nombre
était très limité. Il reste très peu d'étudiants de la
période d'avant-guerre encore en vie. Par exemple, à l'Aïkikaï
il n'y a plus que Hajime Iwata (actuellement à la tête du
dojo de la branche d'Ichonomiya) et Rinjiro Shirata (à
présent à la tête du dojo de la branche Aïkikaï
Yamagata). M. Kisaburo Osawa (l'actuel assistant du Doshu) et
M. Gozo Shioda (aujourd'hui à la tête de l'Aïkido Yoshinkan)
n'étaient pas ushideshi, ils habitaient à l'extérieur, mais
s'entraînaient avec ferveur. M. Shioda entra au dojo avant M.
Osawa, mais longtemps après M. Iwata et M. Shirata. Bien que
quelques autres soient toujours vivants, comme Shigemi
Yonekawa (qui débuta l'entraînement en 1932 environ) et
Zenzaburo Akazawa (qui débuta en 1933 environ), très peu
enseignent encore.
Voudriez-vous
parler de Kaoru Funahashi et de Tsutomu Yukawa ?
M. Yukawa et Funahashi ont commencé à peu près en même
temps en 1931, juste après l'installation du Kobukan dojo. Je
pense que M. Funahashi avait cinq ou six ans de plus que moi
et qu'il entra au dojo à peu près en même temps que M.
Shirata. Il était originaire de la préfecture de Tottori et
est venu au Kobukan sur présentation d'une personne liée à
la religion Omoto. M. Yukawa et lui étaient toujours mis en
comparaison. Funahashi avait un corps très souple et chutait
de façon excellente. Mon père disait : "Je parie que
personne n'a de meilleures chutes que Funahashi dans tout le
judo". Il me semble qu'il contracta une pleurésie qui
évolua en maladie des poumons, et il décéda en 1943
environ.
M. Yukawa venait de Gobo dans la
préfecture de Wakayama. Il y a une anecdote intéressante
concernant l'entrée de Yukawa au dojo. Il se présenta
simplement un jour. Il y avait un professeur de judo du nom de
Tesshin Hoshi dans son lycée. M. Yukawa était fort au judo
grâce à l'influence de Hoshi. Il me semble que ceux qui
connaissaient Yukawa à cette époque l'appelaient
"l'enfant prodige" du judo à Wakayama. Personne
dans la préfecture ne pouvait le surpasser, alors il est venu
au Kodokan [le quartier général du judo] à Tokyo pour
perfectionner son entraînement. Il pratiqua avec un 5e dan
(je crois que lui était 2e dan à ce moment-là) et projeta
celui-ci en premier, mais la fois suivante ce fut lui qui fut
projeté. Yukawa était contrarié et en colère, il quitta le
Kodokan et, toujours en proie à la fureur, marcha au hasard.
Il se trouva qu'il passa devant le dojo de mon père. Il entra
à l'improviste en pensant se mesurer à quelqu'un mais à
l'instant où mon père saisit sa main, Yukawa se sentit
complètement paralysé et incapable de bouger. Il fut si
surpris qu'il demanda la permission d'être accepté comme
élève. Ensuite il amena son couchage devant la porte
d'entrée et resta assis jusqu'à ce qu'il fût accepté. Je
crois qu'il fut accepté parce qu'il venait de la préfecture
de Wakayama et était de la famille de M. Kakkichi Morita.
Yukawa était un homme d'une grande force qui pouvait plier
des clous de douze centimètres à mains nues. Il finit
tragiquement à cause de sa force et de la boisson. Il avait
épousé ma cousine Kiku. J'ai dû aller à l'hôpital
universitaire féminin pour une pleurésie vers 1941, et c'est
M. Yukawa qui me porta sur son dos jusqu'à l'hôpital. Ce fut
la dernière fois que je fus près de lui. Un an plus tard, je
reçus un télégramme m'informant de sa mort en août 1942
environ. M. Yukawa était allé en Mandchourie avec mon père
mais était rentré avant lui. C'est un incident dû à un
excès de boisson qui causa sa mort.
Il nous semble
que M. Yukawa était allé par la suite à Osaka.
Il est allé à Osaka accompagner mon père puisqu'il y avait
un groupe qui s'entraînait là-bas. A cette époque il y
avait un chef de la police appelé Kenji Tomita, et par son
intermédiaire mon père fut invité comme instructeur d'arts
martiaux pour enseigner à un groupe qui était similaire à
l'actuelle police anti-émeutes, appelé le "Shinsengumi".
Quand mon père ne pouvait pas y aller, Yukawa allait à sa
place. Mon père allait à Osaka environ une fois par mois au
début. Ce n'était pas un grand dojo, mais il était composé
de fidèles de l'Omoto.
En ce temps-là il voyageait pour
enseigner à des hommes d'affaires dans des endroits tels que
le club Sumitomo et de club Yuko. Encore aujourd'hui je suis
en contact avec ceux d'entre eux qui sont encore vivants bien
que nous ne pratiquions plus ensemble.
Voudriez vous
nous parler de Minoru Mochizuki Sensei (chef de file du
Yoseikan), Rinjiro Shirata Sensei, Aritoshi Murashige Sensei,
et Tadashi Abe Sensei ?
M. Mochizuki commença l'entraînement, après l'ouverture de
ce dojo, suivant les instructions de Jigoro Kano [le Fondateur
du Judo]. Il s'intéressait surtout au judo et ne resta pas
très longtemps. Puis environ un an après, Rinjiro Shirata
arriva. M. Murashige venait de l'extérieur pour pratiquer au
dojo. C'était une personne très active et faisait des choses
qui attiraient les critiques. Il est souvent venu au Hombu
Dojo après la guerre. Il avait un dojo en Europe et mourut
dans un accident de la circulation. M. Murashige a commencé
à pratiquer à Tokyo mais n'était pas lié à la religion
Omoto en ce temps-là. C'est par l'intermédiaire de mon père
qu'il s'est impliqué dans cette religion. Il aimait les arts
martiaux et pratiquait le judo. Bien qu'il soit devenu un
élève de M. Kano, il lui fut conseillé de pratiquer
d'autres arts martiaux à cause de sa petite taille. I
pratiqua donc divers arts comme le Katori Shinto-Ryu, puis il
entra au Kobukan Dojo. MM. Mochizuki et Murashige étaient des
amis de judo. Apparemment M. Murashige tua de nombreuses
personnes pendant la guerre et fut connu sous le surnom de
"Murashige le tueur". Il est probable que s'il
était vivant aujourd'hui il aurait environ 80 ans. Nous
disions qu'il y avait "Aritoshi Murashige avant la
guerre" et "Tadashi Abe après la guerre" parce
qu'ils étaient impliqués dans de nombreux incidents.
M. Abe était intelligent, il était
diplômé en droit de l'université de Waseda. Il était doué
pour les langues et très talentueux. Il est dommage que son
caractère et son alcoolisme ont causé sa perte. Cependant,
il y a beaucoup de gens qui ont appris l'existence de
l'aïkido grâce à M. Abe en France et ils sont pour la
plupart affiliés au Hombu.
Kenji Tomiki
Sensei [fondateur de l'Association d'Aïkido du Japon]
était-il un uchideshi ?
Non, mais bien qu'il soit un pratiquant extérieur il était
très impliqué dans le dojo. Il commença à suivre
l'enseignement de mon père aux environs de 1925. Il y avait
un homme du nom de Hidetaro Nishimura [un membre du club de
judo de l'université de Waseda] qui était un fidèle de l'Omoto
et était meilleur au judo que M. Tomiki. M. Nishimura, qui
par la suite a rejoint la Compagnie des Chemins de Fer de
Mandchourie pour en devenir directeur, a fait venir M. Tomiki
au dojo parce qu'ils étaient amis à Waseda. M. Tomiki alla
à Ayabe pendant toutes les vacances scolaires et pratiqua
pendant environ un mois. C'est ainsi que je l'ai connu
débutant à cette époque. Sa façon de penser et sa vision
de l'aïkido étaient très différentes de celle du Hombu
(donc de mon père), mais il disait que même s'il n'était
pas toujours d'accord avec mon père il devait le respecter.
Je lui ai conseillé bien des années plus tard de changer le
nom de son art, de passer d'aïkido à autre chose. La
situation aurait été clarifiée et moins confuse. Je lui ai
dit que s'il le faisait je le soutiendrais et je
réfléchirais à une forme de coexistence avec son
organisation en contactant environ 150 clubs d'aïkido
d'universités affiliés au Hombu. M. Tomiki était vraiment
tenté de faire ainsi, mais il a finalement décidé de ne pas
changer le nom de l'art qu'il enseignait parce qu'il avait de
nombreux élèves. Il ne pouvait pas décider seul et avait
peur d'être expulsé par mon père. En fait, il semble qu'il
y a eu un petit changement dans le nom de son art, par
exemple, en "Shin Aïki" (Nouvel Aïki). La relation
entre M. [Shigenobu] Okumura et M. Tomiki remonte à de
nombreuses années. M. Okumura conseillait à M. Tomiki de
changer le nom de cet art, de même que ceux qui le
connaissaient depuis les débuts, comme M. Shirata.
M. Tomiki commença l'entraînement vers
1925 et était bon calligraphe. Il y avait beaucoup d'artistes
célèbres et de gens renommés dans sa famille. Je crois
qu'il réussit très bien comme étudiant en économie
politique à l'université de Waseda. Il y avait beaucoup de
gens de sa famille qui suivaient les cours de l'université de
Tokyo et les universités nationales, et il venait d'un milieu
universitaire. Il suivit un troisième cycle après avoir
été diplômé. Ensuite il retourna dans sa ville natale de
Kakunodate dans la préfecture d'Akita et devint professeur de
collège. Après cela, il revint à Tokyo, incapable d'oublier
mon père, le Fondateur de l'Aïkido. Cependant, à cette
époque, le dojo ne pouvait employer de salariés, donc je
pense qu'il a connu des temps difficiles. C'est dans cette
période que l'université de Kenkoku fut créée en
Mandchourie en 1938. Il y avait un général d'armée, appelé
Matsudaira, qui participa à la mise en place de cette
université, et qui était élève de mon père. Par son
entremise, Soichi Sakuta Sensei, le premier président de
l'université de Kenkoku, Kakei Sensei de l'université de
Tokyo, et divers autres professeurs, vinrent observer une
démonstration de mon père. Bien que beaucoup s'opposèrent
à cette idée, ils décidèrent d'accepter mon père à
l'université de Kenkoku.
Le Kobukan était donc censé envoyer un
instructeur d'Aïki-Budo à l'université de Kenkoku. Nous
avons débattu de qui devait être envoyé en premier, et
décidâmes d'envoyer M. Rinjiro Shirata. Nous avons envoyé
son curriculum vitae et il fut accepté comme professeur, mais
l'Incident de Chine eut lieu en 1937 et il fut immédiatement
enrôlé. C'est alors que nous avons envoyé M. Tomiki, qui se
trouvait venir au dojo depuis Kakunodate, à la place de M.
Shirata. Là-bas M. Tomiki étendit l'éventail de ses
activités au delà de l'aïki-budo et enseigna aussi à la
police militaire. Pourtant, quelqu'un a récemment dit que
c'est M. Tomiki qui recommanda Morihei comme conseiller de
l'université de Kenkoku. C'est complètement faux. M. Shirata
et le père (6e dan Judo) de M. Masatake Fujita (directeur
administratif du Hombu Dojo) savent que cette version est
fausse. Il y en a encore d'autres qui savent ce qui s'est
vraiment passé à cette époque. M. Tomiki fut accepté à
l'université de Kenkoku en raison de ses liens avec Morihei
Ueshiba. C'est historiquement certain et je voudrais que cela
soit bien clair.
Voudriez-vous
parler de Hisao Kamata ?
Il est décédé récemment. M. Kamata débuta l'entraînement
quand le dojo était situé à Kuruma-cho, à Takanawa, et
commença à pratiquer sérieusement à partir de la période
du dojo de Shimo-ochiai. Il était originaire de la région de
Kishu, près de Tanabe (aujourd'hui la préfecture de
Wakayama) et vint au dojo parce que sa mère était une
fidèle pratiquante de l'Omoto. Il était uchideshi. M. Kamata
alla à Shanghai, occupa différents emplois et y contribua à
la diffusion de l'Aïki en compagnie de Hajime Iwata (après
avoir reçu son diplôme de Waseda, M. Iwata fut employé par
Tokyo Gaz, puis alla à Shanghai où il publia une revue
appelée "Tout Shanghai", et fonda un dojo).
J'ai récemment
acheté un exemplaire de votre livre "Aïkido" dans
une librairie d'occasion. Il est devenu très difficile de
trouver de vieux livres d'aïkido maintenant.
Il a connu sept réimpressions puis a été épuisé. Il y a
encore beaucoup de gens qui veulent s'en procurer des
exemplaires. Si l'aïkido ne s'était pas développé à ce
point, des livres comme "Budo Renshu" et "Budo"
ne seraient pas sortis du lot. Je peux paraître vantard, mais
mon livre "Aïkido" est la raison pour laquelle les
livres d'aïkido ont attiré l'attention. Avant cela une
certaine personne a publié un livre concernant l'aïki-jutsu,
mais il y avait des problèmes financiers et après cela, les
éditeurs refusaient les livres traitant de l'aïkido. Les
exemplaires de mon livre venant de Kowado avaient donc été
renvoyés au moment de sa publication. Cependant, quand M.
Kusaka de Kowado fit la promotion du livre, tous les
exemplaires se vendirent dans la semaine. Le livre fut
réédité et eut du succès au point que les éditeurs
commencèrent à recevoir des commandes des agences Tohan et
Nippan. Du fait du succès du livre "Aïkido" à
cette époque, beaucoup de gens ont commencé à écrire sur
l'aïkido. Dans ce sens, je pense que ce livre fut un
événement de portée historique.
Comment avance
le travail sur votre nouveau livre ?
Travailler dessus me cause bien des soucis. Beaucoup
d'écrivains célèbres se sont suicidés en avançant en âge
parce qu'ils avaient atteint une impasse dans leur écriture.
Tout irait bien si notre esprit et nos mains voulaient bien
travailler ensemble. Mais cela devient difficile quand vous
vieillissez. Il y a beaucoup de gens qui ont arrêté
d'écrire vers l'âge de 40 ans. Il y a une limite à la
quantité que l'on peut écrire. Pourtant, certains reçoivent
des prix littéraires à 60 ans.
Vous êtes une
source inépuisable d'informations sur l'histoire de
l'aïkido.
A mesure du développement de l'aïkido je prendrai de plus en
plus d'importance parce que nul n'en sait plus que moi sur cet
art, ou n'en a eu les mêmes expériences. L'aïkido ne doit
pas devenir un art cloisonné. Il doit être considéré comme
un art à part entière par toutes les écoles d'arts martiaux
comme le kendo et le judo. Dans ce sens, Morihei Ueshiba
était extraordinaire. En mettant de côté ses qualités en
tant qu'artiste martial, je pense toujours que sa façon de
considérer les arts martiaux était merveilleuse. Ses idées
sont un aspect de l'aïkido, qui est un art martial
typiquement japonais et se propagera dans les temps futurs.
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